MÉLANCOLIE   13 mai 2014

Je mastiquais patiemment une pizza « à la napolitaine », lorsqu’un couple avec une fillette de deux ans s’est installé en face de moi. La fillette, comme toutes les fillettes était belle, mais insupportable. À vous dissuader d’avoir des enfants. Elle hurlait et se contorsionnait.

Le papa était en marcel vert et en short douteux. Il m’est apparu sympathique parce que lorsqu’il a commencé à manger, il m’a fait penser à Lino Ventura qui mastiquait avec une désinvolture élégante. Il manifestait une patience d’orfèvre envers sa fille, alors que la mère se goinfrait. Son ventre peu à peu se rapprochait de la table et je croyais voir la sueur suinter sous ses aisselles.

Elle avait un beau profil, mais le port était vulgaire. Quel hiatus que ce profil sensuel au service d’une jeune femme vulgaire ! D’autant plus qu’elle buvait du coca-cola et que régulièrement elle rotait.

On devrait interdire le restaurant à des gens qui dérangent. Il faudrait mettre un panneau en disant « savoir vivre exigé ». J’en étais au dessert et eux mastiquaient apparemment toujours le même plat. Mais que mangeaient-ils ?

La fillette s’était calmée et peut-être qu’elle dessinait un papa ou une maman têtards, alors que la mère buvait toujours du coca-cola et que le père ne ressemblait plus à Lino.

À côté, des clients commencent à se lamenter à cause du temps. Je n’ai rien à faire de leurs lamentations, s’ils en ont assez, ils n’ont qu’à se suicider, personne ne les pleurera. La bêtise humaine devrait être taxée au kilo de mots dits pour emmerder le voisin. Je n’en ai rien à faire du temps qu’il fait, je déguste un excellent côte du Rhône, et si en sortant il pleut je me couvrirai. Qu’ils restent chez eux et s’il le faut, instaurons une taxe spéciale pour atteinte au moral des clients de restaurants.

Décidément on ne peut pas se concentrer et manger sans que des abrutis vous agressent. Je comprends maintenant le commissaire Montalbano qui devenait furieux lorsqu’on venait interrompre son repas, d’autant plus que c’était toujours un repas de poissons exceptionnels !

J’allais pardonner à tout le monde lorsque la fillette a hurlé qu’elle avait envie de faire pipi. Croyez-vous que la maman se soit levée ? Non, c’est le papa en marcel vert et en short douteux qui a pris la fillette par la main, pour la conduire aux toilettes. La mère mangeait, je ne sais pas quoi, mais elle mangeait, buvait, rotait et ses aisselles transpiraient. Et son profil était encore plus beau.

Elle m’a regardé et je l’ai trouvée laide avec ses cheveux décolorés, aux racines noires et sales. De plus, elle s’était fait friser alors qu’elle devait avoir des cheveux lisses et noirs, d’un noir corbeau.

J’étouffais, le côte du Rhône ne me chatouillait plus les papilles et je devenais en moi même agressif.

La maman de la petite fille s’est levée enfin, pour lui donner un baiser. Elle s’est baissée et j’ai découvert des jarrets qui m’ont fait penser à des jarrets de porc. Est-ce possible : un profil grec sur des jarrets de porc. Je sais bien que dans l’antiquité il y avait des chimères, mais de nos jours on n’en voit plus. Le côte du Rhône me jouait-il des tours ?

Je sais que je supporte mal le vin. À cause de lui j’ai changé trois fois de femme. Non pas que je sois alcoolique, mais simplement euphorique.

Selon le vin, je vois un laideron sous l’aspect d’une vierge et aussitôt je tombe amoureux jusqu’à cesser de manger et de boire. Mais lorsque je suis en possession de l’être tant désiré, je m’en détourne et je cours pour qu’elle ne me rattrape pas.

Une autre fois, le vin m’a montré un laideron excitant, mais les copains et les amis du lycée où j’étais « pion » se moquaient de moi ; ce fut l’un d’eux qui me fit remarquer que j’allais être poursuivi pour violence sexuelle sur une jeune handicapée. Effectivement, elle boitait et je ne m’en étais pas rendu compte. Je voulais néanmoins vivre avec elle, mais ce fut elle qui s’en alla et se consola avec un étudiant en pharmacie.

Enfin la seule que je continue d’aimer en silence c’est Mimie, une rousse joufflue et bien dans sa peau. Je fis sa connaissance dans une soirée rue des Lois. Elle fut rapidement amoureuse de moi, après avoir bu ensemble un affreux saint-émilion. Elle se jetait régulièrement à mon cou et j’étais fier, au début. Mais un copain vint me dire que c’était une fille qui cherchait à se marier, qu’elle avait déjà la dot toute prête et que s’il fallait ajouter une rallonge, le papa était disposé à le faire. Que faire ? Je ne l’aimais pas, mais elle était néanmoins agréable. Je la refilais à mon meilleur ami qui l’amusa pendant un certain temps.

Pourquoi ces souvenirs ? J’ai peut-être trop bu. Ou le côte du Rhône est trafiqué.

J’ai peut-être le vide en moi. Après avoir joué la comédie pendant cinquante ans, le moment est arrivé où je ne peux plus jouer ce rôle, je le laisse à d’autres. Je pressens le moment de vérité, je vois la vanité de la vie et des choses et nul être et aucun oiseau ni fleur, si belle soit-elle, ne peut m’occulter le vide.

L’insupportable fillette qu’autrefois je portais au pinacle se fracasse dans mes pensées sinistres. Moi même avec elle je me brise sur les récifs de la mémoire qui ne me renvoie que de mauvais souvenirs.

Le poète disait « qu’ai-je fait de ma vie ? » Pa grand-chose et pour tout dire rien. L’écume de la jeunesse s’en étant allée il ne reste qu’un corps décharné où pointent des os en mauvais état. Le médecin me dit que c’est la thyroïde qui fonctionne mal, j’approuve, mais je sais que c’est l’âme qui est atteinte, qui est pourrie et que c’est sans espoir.

Cela ne me perturbe pas outre mesure, peut-être même j’en suis content. Je peux jouer ainsi au romantique, au ténébreux. D’ailleurs quand j’étais très jeune, on m’avait surnommé le beau ténébreux. J’en riais et j’en étais surement flatté. Étais-je vraiment ainsi ? Sans doute, si on le disait, c’était vrai : « vox populi vox dei ». Jeune, je ne me regardais jamais dans la glace de peur d’y voir un étranger.

Oui, dès que j’ai eu l’âge de la beauté masculine, j’ai opté pour une autre identité et une autre nationalité. Tous les matins, je me répétais que j’étais autre que celui que ma mère avait mis au monde. J’utilisais sans le savoir la méthode Coué. Je suis un autre me répétais-je et ça fonctionnait. Pour preuve ma carte d’identité ! Ma nouvelle nationalité était parfaitement établie. Le policier qui contrôlait acquiesçait et me donnait du vous et du monsieur et pour peu il aurait crié « allez citoyen ! ».

Citoyen : quel beau mot ! Il n’y a pas de mot aussi beau dans les autres langues. Il est si beau, que je n’ose pas le prononcer de peur de le corrompre avec mon accent exécrable.

Oui, exécrable en dépit des flatteries des uns et des autres. Même l’inspecteur que j’ai eu pour la première inspection s’est montré flatteur. Je me suis longtemps posé la question sur les mobiles qui amenèrent l’inspecteur à saluer mon accent et c’est récemment que j’ai découvert que le directeur du collège qui m’aimait vraiment, il était le seul, avait offert à l’inspecteur un repas gastronomique et entre les plats lui avait glissé plein de remarques élogieuses à mon égard. Le directeur est décédé d’une cirrhose du foie. Si j’étais croyant pratiquant, je dirais une prière tous les matins pour le repos de son âme et pour que sa femme soit éloignée à jamais de lui, car c’est elle qui fut la cause de son alcoolisme. Une femme peut-être trop belle et trop riche pour lui.

Lui était issu du monde de la mine et à coups de veille et de volonté, il fut promu directeur de collège. Elle, fille de cadre n’était pas satisfaite et surtout manquait de sentiment maternel. Pas d’enfants, que la carrière et l’argent !

Un soir de confidences, le directeur de collège m’offrit une bière et me dit : « il ne faut jamais trahir son milieu ni son pays ». Il avait trahi son milieu, j’ai trahi mon pays, ainsi va la vie. À coups de trahisons et de malentendus. C’est une nécessité vitale. Trahir ou mourir.

Quand on a la vie devant soi, on trahit s’en le savoir vraiment. Ce n’est qu’avec l’hiver de la vie qu’on devine et l’on s’interroge. Mais à quoi bon ?

Il y aura toujours des femmes qui boivent du coca et qui transpirent sous les aisselles, des maris en marcel vert qui pourraient être de Lino Ventura, mais qui ne le sont pas, et des fillettes horripilantes.

François Cipollone