LE DÉPART   8 septembre 2016

L’heure tournait et ma mère restait immobile, sans réactions, assise sur son lit. Elle portait les habits de la veille, à croire qu’elle avait dormi sans se déshabiller. Ce qui était possible, car nul n’ignorait qu’elle ne pouvait pas accepter de s’habiller comme «?r straniere e r zingari?» : les étrangers et les gitanes. Elle portait l’habit traditionnel du pays depuis l’âge de 10 ans et ne pouvait pas concevoir qu’on puisse s’habiller autrement. Sa personnalité s’affirma très tôt par le port des habits comme signe identitaire et moyen de séduction. Toute petite le samedi soir ses sœurs aînées la juchaient sur la table de la cuisine et la vêtaient avec les habits «?du dimanche?». Elle se couchait ainsi tout habillée. Le dimanche matin, on lui vérifiait chaque partie de ses vêtements pour débusquer des faux plis et puis on l’emmenait à la messe. Il n’est pas nécessaire d’ajouter qu’elle était admirée par l’assistance et depuis elle s’est habillée toujours avec beaucoup de soins et même pour le travail elle restait élégante, si bien que lorsqu’elle rencontrait d’autres femmes avec les habits souillés et salis, elle saluait par politesse, mais détournait aussitôt la tête et suivait sa route. Dès qu’elle pouvait, elle faisait le compte rendu de la rencontre à sa mère avec des termes dépréciatifs.

 Mon père, lui, considérait que les habits des femmes de Gallo ne correspondaient plus aux exigences du temps présent, où hommes et femmes étaient obligés de voyager, de se déplacer et enfin d’émigrer. Il considérait qu’il est humiliant de se faire désigner du doigt pour son comportement et pour sa tenue vestimentaire. Que partout où il est allé, il n’a jamais vu de femmes aux costumes aussi ridicules et contraignants. Il considérait qu’une armure des chevaliers du Moyen-Âge pesait moins que la robe et les atours des femmes de Gallo. Et il envoyait au diable la légende qui disait que les habits d’aujourd’hui étaient liés à la promesse d’hier faite à Saint François selon laquelle si Gallo échappait à la peste toutes les femmes se vêtiraient d’une bure comme celle du saint. Mais si le Saint à l’époque avait connu un tissu plus léger et moins coûteux, il aurait choisi ce dernier. Aujourd’hui c’est le cas, avec des cotonnades et des laines légères, belles et moins chères, adaptées aux saisons. La femme est plus à l’aise et peine moins pour se déplacer et travailler.

Il n’en fallait pas plus à ma mère pour entamer une scène de ménage qui se terminait par un assaut verbal violent contre «?un mari qui ne connaissait rien à l’élégance, et qu’il n’avait qu’à s’en aller en France, en Amérique ou chez « r Puataterne » et qu’il y reste, mais qu’elle ne bougerait pas de Gallo». Elle ajoutait qu’il n’avait qu’à se mettre avec une de ces zingare et qu’il se soucie juste d’envoyer l’argent pour élever les enfants.

 Ce matin de départ, elle était toujours sur cette position intransigeante, mais elle avait tout de même fait le nécessaire quelques mois avant pour obtenir le passeport. Elle avait endossé, le temps d’une photo d’identité, une robe noire à fleurs et avait même émis un beau sourire, mais des yeux seulement, car la bouche était pincée?! Elle fit ces démarches croyant qu’elles n’iraient pas jusqu’à terme, or ce matin le terme est échu.

 En fait ma mère était comme tétanisée à l’idée qu’elle allait être sans doute la risée du quartier lorsqu’elle passerait avec nous pour se rendre à l’arrêt de la corriera. Avec le recul, je dois dire que ce matin là, ma mère subit un véritable chemin de croix, avec des stations peu agréables pour elle.

Nous avions à peine franchi le seuil de notre maison que la voisine, Danielle de T. se précipita sur nous et avec des pleurs et des lamentations, reprocha à ma mère de partir sans même la saluer. Rosa se serait bien passée de se montrer dans ses nouveaux habits à Danielle de T., qui était apparemment sympathique, mais qu’elle n’aimait pas parce que ces gens étaient très liés à « al parroco Dom Michele », et parce qu’ils occupaient une belle maison avec une terrasse immense comme en avaient les maisons «des seigneurs», dei signori et que cette maison était la propriété des Glienga dont une des filles était fiancée à l’oncle Antoine. Mais lorsque la famille émigra aux États-Unis, la jeune fille laissa tomber l’oncle Antoine sans regrets ni scrupules sans pleurs. L’oncle fut très affecté et resta longtemps célibataire suite à cette blessure. Il venait régulièrement se confier à ma mère, sa sœur aînée. C’était un prétexte aussi pour passer devant la maison qu’il avait fréquentée du temps des jours heureux et de raviver ainsi son ressentiment envers son ex-fiancée et les nouveaux occupants. L’oncle qui précisément, ce matin là, portait une de nos grosses valises et dit doucement à sa sœur, que c’étaient des gens de peu d’importance et qu’il fallait les ignorer.

Rosa ne releva pas, elle regardait devant elle et s’appliquait à bien poser les pieds sur les pavés avec des chaussures qui lui faisaient terriblement mal. Les pieds des hommes et des femmes de Gallo n’étaient pas habitués à porter des chaussures de ville, des chaussures de signori.

En fait ce départ de bon matin pour la France était non seulement une souffrance pour ma mère, mais également, et surtout, une aberration, un non sens, une déchirure. Rosa était un être profondément gallese, enracinée dans la terre de ce coin du Matese, nourrie de mots, de ciel radieux, de paysages accueillants et de chemins familiers. Elle ne souffrait d’aucun manque, ni matériel ni affectif. Elle portait par ailleurs une vénération exagérée à son père qui précisément avait renoncé à l’Amérique pour vivre ses dernières années à Gallo auprès de sa famille et qui comptait sur sa fille préférée pour lui fermer les paupières le moment venu. Ce passé fut enregistré à jamais dans sa mémoire et il nous fut restitué en feuilleton durant cinquante ans. Alors que mon père prônera l’assimilation ma mère ferra de la résistance et nous transmettra tout ce qu’elle savait de sa famille, de ses voisins de son quartier de Gallo, son pays, et par là même de l’Italie, puisqu’on sait que l’Italie c’est la somme de «pays». Son silence d’abord, sa mort ensuite provoqueront chez mes frères et moi le vrai déracinement : nous étions trop jeunes en 52 lorsque nous quittâmes l’Italie et précisément Rosa maintint les racines en les nourrissant de récits vrais, vivants parfois pleins de verve ou de mépris pour des personnes qu’elle détestait. Nous étions admiratifs et souvent nous lui demandions de nous raconter pour la énième fois certains faits ou de nous brosser le portrait d’hommes et de femmes de Gallo.

Elle entreprit ce voyage migratoire malgré elle, sous la pression de sa mère et par devoir d’obéissance envers son mari. Elle fit toutes les démarches administratives sans réfléchir et en automate. Elle continuait de la sorte ce matin. Mais ce qui l’humiliait le plus c’étaient les habits nouveaux qu’elle avait endossés à la place des habits traditionnels du pays, avec lesquels elle passait pour la plus élégante de Gallo.

Mais son calvaire ne faisait que commencer, car peu de temps après, la femme du «ferrare», du maréchal ferrant, se jeta véritablement sur nous pour nous embrasser et pour dire à ma mère qu’elle était très bien, très bien mise, en dépit du manque d’habitude.

– Tu es toujours aussi belle femme, et tu vois bien que ce n’est pas un problème de changer d’habits. Bonne chance et reviens nous voir très vite, pour nous raconter comment vivent les gens là-bas. Je te garde la place ici à l’ombre, à côté de z Menecucce. Il dort encore, mais attends, je vais le chercher pour que tu le salues. Ma mère fit non de la tête et fit mine de s’éloigner, mais la «ferrara» la retint et lui mit sur les épaules un beau châle couleur crème.

Quand nous arrivâmes devant la maison de nos grands-parents, nous nous précipitâmes vers notre grand-père qui harnachait la mule pour partir au travail. Puis nous grimpâmes en courant l’escalier pour embrasser grand-mère qui était restée auprès du feu. Ma mère ne s’arrêta pas, elle avait sans doute fait ses adieux la veille et maintenant elle ne voulait pas se donner en spectacle à son père qui était attaché aux traditions du pays plus que tout autre.

Mais en passant devant la maison de Cosemeviecchie, ce fut un autre arrêt avec les mêmes phrases stupides de bon voyage, de bonne «fortune» avec en plus quelques larmes de circonstance et puis dans un chiffon ils nous remirent trois belles grappes de raisin de leur « casella ». Casella que je connaissais bien pour y avoir dérobé précisément avec mes copains de belles grappes de raisins, du cépage san giovese

L’oncle Antoine continuait sa marche en blasphémant à voix basse, prenant à témoins madones et saints du paradis de la stupidité de ces voisins encombrants. Mon frère Antoine tirait fermement notre mère par la main et moi j’étais déjà presque sur « r coll », impatient de monter sur l’autobus.

Rosa montait péniblement la rue du r Tron, sans se douter que le hasard lui préparait une mauvaise surprise. Mon instituteur qui la convoquait souvent pour lui parler de mon avenir scolaire sortit précisément de chez lui au moment où Rosa se trouvait à sa hauteur. Surpris de nous voir, il demanda si c’était le vrai départ et il ajouta qu’il prenait la corriera pour se rendre à Caserta pour ses études d’avocat. Il était très mal payé comme enseignant aussi avait-il pris la décision de se reconvertir. Ma mère devint toute rouge de honte, heureusement qu’elle était très basanée de sorte que nul ne s’aperçut de la rougeur, sauf moi.

 – Rosa, je vous souhaite bon voyage et bonne installation en France. Vous avez beaucoup de chance, car c’est un beau pays et si vous le voulez vos enfants réussiront mieux qu’ici. Je vous félicite pour votre élégance, vous êtes devenue «na Signora». Gallo se meurt, les travailleurs avec leur femmes et enfants s’en vont, il ne restera bientôt plus que les anciens, les impotents les paresseux et « r muaestr ». Mais moi aussi j’échapperai bientôt à ce maudit pays. Si je réussis les examens, je m’installe très bientôt à Rome comme avocat.

L’oncle Antoine interrompit mon instituteur et le remercia avec beaucoup de courtoisie, surmontant stoïquement une violence intérieure faite d’impatience et d’agacement. En s’éloignant, il commença à maudire tous ces gens de Gallo qui seraient mieux au lit où dans les champs au lieu de perturber un départ aussi minuté. Ils n’ont jamais quitté leur tanière et ne savent pas lire l’heure à une montre. Ils mériteraient qu’on leur suspende une cloche de vache autour du cou pour leur apprendre que le temps s’écoule plus vite que l’eau de la Save.

Sur « r coll » zia Maddalena attendait avec à ses côtés, Maria, Antonio et Angela ses enfants. Quand nous fumes à sa portée elle se jeta au cou de sa sœur en pleurant. Mes frères et moi ne comprenions pas ces pleurs, car nous étions tout à la joie de partir, de monter dans une corriera et ensuite dans un train, dont nous connaissions à peine le nom. Après nous avoir embrassés plusieurs fois nous nous éloignâmes avec l’oncle qui était maintenant furieux. Nous entendîmes juste : «reviens vite» et la réponse : «oui très bientôt». Mais elle continuait d’accompagner ma mère qui tout d’un coup dit à sa sœur de ralentir le pas, car devant à quelques mètres marchait U. di L., qui comme tous les jours pratiquement prenait la corriera pour se rendre à Capriata, surveiller ses moulins à huile. Zia Maddalena voyant cela la retint un moment pour l’embrasser de nouveau et lui redire «reviens-nous vite pour nous raconter la France».

 Ma mère revint à Gallo, vingt ans plus tard seulement et tous ceux qui avaient assisté à son départ n’étaient plus là.

Zia Maddalena avait émigré à New York avec toute sa famille. Son mari était d’abord parti au Venezuela où il avait séjourné une dizaine d’années et où grâce à son travail de marchand de chaussures ambulant, il avait amassé un petit pécule. De retour à Gallo il avait remboursé tous les crédits et levé les hypothèques qui pesaient sur ses terres, sa maison et une petite Casella. Avec le reste d’argent qu’il avait pu épargner, il décida de payer les billets du bateau pour émigrer définitivement à New York, avec Maddalena, sa femme et ses trois enfants.

Au cours d’un voyage que nous avons fait à New York voilà deux ou trois ans, nous sommes allés à la recherche de la cousine Angela dont nous avions les coordonnées, alors que nous n’avions aucune nouvelle de sa sœur et de son frère. Après bien des péripéties, nous sommes parvenus devant sa maison, mais Angela et sa famille n’habitaient plus là. Ils étaient allés s’installer depuis peu en Floride.

Mon instituteur était devenu avocat et avait élu résidence à Venafre, car à Gallo nul n’a jamais fait appel à un avocat, car les litiges lorsqu’ils survenaient, se réglaient directement entre les intéressés. Comment ? Nul n’a jamais enquêté là-dessus.

 Chez Cosemeviecchie ne restait que la fille qui avait été abusée par le maréchal ferrant. Elle était méconnaissable de vieillesse et de maigreur et ne sortait plus de chez elle.

 Notre grand-père était décédé et ma mère l’avait appris un mois après qu’il avait été enterré. C’est ainsi qu’on agissait à Gallo, envers les émigrés : les liens affectifs se distendent d’année en année, les lettres se font rares et ne sont à la fin que des formalités, des formules introductives et conclusives qui n’en finissent pas et qui encadrent une phrase au contenu toujours positif comme «… que nous sommes tous en bonne santé et que les enfants grandissent ou (variante) notre aîné s’est marié». Le contenu négatif c’était pour annoncer un décès. Mais comme la lettre mettait parfois quinze jours à trois semaines pour être rédigée, envoyée et transmise, le défunt avait été enterré et était même complètement décomposé.

La famille du maréchal ferrant avait disparu, nul ne put dire à ma mère ce qu’elle était devenue, mais on laissa entendre que lui était décédé et que le fils aîné avait pris en charge la famille et avait émigré à Turin.

Quant à la famille de Danielle T., elle avait émigré à New York où elle avait rejoint les propriétaires de leur maison qui avaient fait la chiamata en tant que cousins au premier degré.

Notre parrain était toujours là, mais à mi-temps en quelque sorte, car l’hiver il le passait avec sa famille à Venafre et l’été il revenait à Gallo où se trouvait le berceau familial. Lui, le dernier héritier, habitait dans un «palazzo» à deux pas de mes grands-parents, si bien que tous les jours il rendait visite à ma grand-mère. Il s’annonçait par le crissement de ses chaussures tressées. Notre grand-mère disait alors : «  mo arriva r signore». Il entrait, saluait, prenait une chaise, s’asseyait et immédiatement après il ouvrait son porte-monnaie nous tendait deux ou trois pièces en nous demandant d’aller acheter du café et de la fernet.

Pendant notre absence, en attendant notre retour pour boire le café, ils devaient se raconter leur vie, du moins c’est que nous pensions. Or quand nous revenions, ils avaient à la fois bu le café et la fernet. Nous étions surpris, mais nous ne nous posions pas de questions. Nous attendions la prochaine visite, ou bien un événement festif, car pour ces occasions il ouvrait aussi le porte-monnaie. La première fois qu’il me tendit quelques lires, je refusai par politesse. Quand il fut parti, ma grand-mère fit promettre qu’à l’avenir j’accepterai sans aucune hésitation, ajoutant qu’avec tout ce qu’il vole aux pauvres gens de Gallo il peut bien racheter son âme de l’enfer en distribuant «l’elemosina», l’aumône.

La corriera n’attendait que nous pour démarrer.

Mais avant de monter il fallut encore embrasser, faire semblant de pleurer, prendre des mains des vieilles tantes des chaussettes et des gants de laine tricotés avec amour pour les enfants de Domenico, entendre encore, mais en chœur, «reviens vite».

Au premier rang de la corriera était assis notre parrain U. di L. «-Alors ce fou de Domenico a réussi à faire partir la plus belle femme de Gallo pour quel pays ? La France, la petite Amérique du pauvre !», dit-il, en voyant monter ma mère. Rosa eut un moment d’hésitation et devint livide, mais eut la répartie cinglante en lui lançant que tout le monde n’était pas rentier et usurier comme lui.

La corriera démarra et débuta pour nous, un véritable voyage d’aventures.

François Cipollone