Maternité en trompe-l’œil?   21 novembre 2023

Maternité en trompe-l’œil

Pourquoi écrire ? Pour tenir à distance un inconsolable chagrin.

Un pâle soleil d’automne éclairait, ce matin-là, la façade en briques rouges de la galerie d’art du Lower East Side et glissait maintenant sur le berceau d’une « maternité » de Mary Cassatt exposée dans la vitrine.

« Comedia dell’arte », « gente in maschere » marmonnait le vieil homme en la contemplant. Pensait-il à ce moment précis au jour fatidique de l’ouverture du testament de son défunt père par le notaire de la famille ? Pensait-il à ce jour où les lumières de sa vie se sont éteintes, pensait-il à ce jour de l’héritage où l’on découvre l’hérédité, pas toujours plaisante, pas toujours facile à assumer, quand le passé ressurgit avec ses non-dits, quand il va falloir supporter le poids des choix d’un parent décédé.

L’histoire aurait pourtant pu être belle, se remémorait le vieil homme ce matin-là, et elle l’avait été un certain temps. De belles études dans les brumes hivernales lyonnaises et de longues vacances estivales dans le ranch de la « famille maternelle » au fin fond de l’Arizona.

Travelling back. Cette histoire avait tout d’un conte de fée. « Il était une fois », « Once upon a time », mon père, jeune et dynamique industriel textile en voyage d’affaires à Venise auprès de la « Casa Fortuny », maison célèbre pour ses velours damassés et ses soieries venues d’Orient, avait rencontré une belle Américaine qui, hélas, une fois épousée et ramenée à Lyon dans les bagages, sombra dans une profonde mélancolie (la malinconia, le « nostos » d’Homère ou encore l’özun d’Orhan Pamuk). L’atmosphère bourgeoise et empesée de la ville des Soyeux, telles les lourdes tentures de l’hôtel particulier de son époux, la fit repartir au plus vite vers les pâturages riants et verdoyants de son ranch où il fut convenu, une fois le divorce prononcé, que j’irai passer les trois mois d’été des grandes vacances scolaires.

Une toute autre histoire en réalité, portée par le vent mauvais de tous les désirs d’enfants (PMA, GPA, conception in vitro, élevage « hors-sol » dans des tubes à essais où la médecine joue à l’apprentie sorcière, me fut alors racontée par le vieux notaire, aussi désolé que moi, et c’est ainsi que je pris connaissance du vrai casting de cette mauvaise saga familiale.

Ma « mère » ? Une honnête et plantureuse Américaine, bien sous tout rapport, issue des lointaines immigrations protestantes du Mayflower, était devenue mère porteuse pour « faire bouillir la marmite » de son ranch et élever ses propres enfants, « louant » son utérus contre monnaie sonnante et trébuchante sous le regard silencieux et complaisant de son époux.

Mon père, lui, avait vécu toute sa vie avec un homme qu’il avait rencontré lors de ses études et qu’il présentait comme son associé de l’entreprise textile. Ce père en mal d’héritier s’était « offert » les services d’une mère porteuse pour satisfaire son désir de paternité. La colère le disputant au mépris m’amène à penser que ces deux hommes en mal d’enfant voulaient, avant que la vieillesse ne les en prive, « s’offrir leur cadeau de Noël » : moi, en l’occurrence.

Devant ma stupeur et mon désarroi, le vieux notaire conclut : « Après tout, n’est-ce pas mieux ainsi ? Si vous aviez eu des sœurs et des frères, votre part d’héritage eût été moindre et alors vous n’auriez pas pu réaliser votre rêve d’ouvrir une galerie d’art à Manhattan ».

« Non, m’étais-je alors écrié, plongé dans un inconsolable chagrin à la pensée de cette vie « volée », aux souvenirs de tous ces étés passés au ranch « maternel », si vaste qu’il fallait une journée entière pour parcourir à cheval le domaine, au souvenir des délicieuses marmelades de groseilles dont me gavait ma « tante » Hannah, répétant sans cesse qu’il fallait « replumer » cet enfant de la ville habitué à respirer l’air du bitume et des briques ainsi qu’à la pensée des rentrées scolaires d’octobre, place des Terreaux à Lyon, quand mon visage brûlé par le soleil et ma dégaine de vrai « buttero » faisaient des envieux parmi les « visages pâles » des gamins de la Croix-Rousse.

À bien y regarder, comme le font les experts en art, scrutant à la lampe à UV ou aux rayons X les tableaux de maîtres, il y avait eu des « repentis », des ratures et des surcouches ainsi que des manques, des « blancs » par rapport à la « scène primitive » et la trame avait été reprise, rapiécée, retissée, savamment « réélaborée » par la machinerie lyonnaise aussi bien huilée qu’un métier à tisser et exportée outre-Atlantique.

Il est vrai que j’avais toujours eu du mal à voir dans la plantureuse fermière américaine la vamp tout droit sortie des studios d’Hollywood et rencontrée dans un luxueux palais vénitien dont me parlait mon père. Et puis, il y avait tous ces cadeaux reçus à Noël, aussi volumineux qu’inutiles, sans un mot affectueux comme celui que peut dire une mère à l’occasion de cette fête familiale où « il est né le divin enfant »…

Le « divin enfant » souhaite à présent parler également des « seconds rôles » : Ont-ils, eux aussi, été victimes ou acteurs ? Ont-ils été associés tout ce temps à la machinerie ? « Tante » Hannah, « single », femme célibataire, douce et discrète, affublée pour la circonstance d’un « mari » et de deux gros garçons roux aux visages émaillés de taches de rousseur, mes « cousins » dans le scénario mais qui en réalité étaient les enfants « légitimes » et le vrai mari de ma « fausse mère » dans la vraie vie.

Je n’ai jamais souhaité les revoir et je suis parti loin, très loin vers un ailleurs plus respirable. Grâce à l’héritage de mon père qui avait si bien tout orchestré, j’ai ouvert une galerie d’art à Manhattan.

Un jour, un de mes « cousins » m’avait bien dit qu’« il fallait comprendre », « le maïs se vendait mal » et puis la « mère » aimait bien être enceinte. Je n’avais pas saisi sur le moment le sens de ces paroles, mais je sais maintenant qu’il se vengeait par jalousie de l’attention que l’on me portait, de l’adresse dans le maniement du lasso dont je faisais preuve.

J’ai eu une enfance heureuse, j’ai été bien entouré et riche de l’expérience américaine. Mais ce n’était pas ma vraie vie, j’ai été floué, mon enfance fut bâtie sur un mensonge, des non-dits qui m’empêchent de m’identifier vraiment. Je n’ai pas de haine, pas de sentiment de vengeance, mais il reste en moi un inconsolable chagrin, un étrange sentiment de frustration, d’être né à une vie factice et d’avoir été acteur à mon insu dans un mauvais film dont je n’ai pas choisi le rôle. Mais choisit-on jamais vraiment son rôle?

Epilogue

Les années ont passé, un été sur un printemps, un hiver par-dessus un automne, j’ai atteint aujourd’hui l’âge du vieux notaire. Les rayons de soleil de ce matin d’octobre éclairent à présent le doux visage attentif de la mère penchée sur le berceau. M’avait-elle jamais seulement regardé ainsi à ma naissance?

Comme un pied de nez à mon enfance de fiction, je collectionne de nombreuses « maternités » de Bellini à Modigliani en passant par Renoir, Manet, Monet, Berthe Morisot, Mary Cassatt, l’amie de Degas qui a beaucoup exposé aux États-Unis. Après tout, pourquoi pas « inventer une maternité »? Vincent Van Gogh, artiste tourmenté et mal aimé, n’a-t-il pas peint les plus beaux ciels et soleils du monde?

Evelyne SABATIER, Octobre 2021