Le fabuleux destin de Senso   22 mars 2011

De Camillo Boito à Luchino Visconti

A plus d’un siècle de distance, que reste-t-il des œuvres littéraires influencées par le Risorgimento. Peu de choses. L’abondante floraison de romans historiques ou de poèmes patriotiques n’a guère survécu à l’épilogue de l’unité italienne.

On peut donc s’étonner du destin paradoxal d’un petit texte qui a pour  cadre la fin de cette période historique : Senso. La renommée de ce court récit de Camillo Boito, écrit  en 1883, n’a cessé de croître jusqu’à l’adaptation réalisée par Luchino Visconti en 1954 et jouit depuis d’un succès constant.

Le genre choisi est celui du journal, un carnet secret, tenu par la comtesse Livia qui appartient au milieu aristocratique italien de Trente. Seize ans plus tard, elle se souvient de son voyage de noces à Venise , en 1866, alors que l’Italie et l’Autriche se déchirent encore pour les terres irrédentes.

Dans un tel contexte, on pourrait s’attendre à un récit romantico-historique. Il n’en est rien. Dès les premières pages, nous comprenons que Boito  se réclame plutôt du XVIII ème siècle.  Choderlos de Laclos n’est pas bien loin. Sade non plus. Avec un cynisme digne de la marquise de Merteuil, la jeune épousée ( qui ne s’est mariée que par intérêt à un vieillard libertin et peu jaloux ) s’éprend follement d’un lieutenant autrichien, très beau :  un composé d’Adonis et d’Alcide. C’est le début d’une passion sensuelle,  en harmonie avec un décor perçu comme éclatant de vie et de couleur. Dans Venise, Livia ne voit que  l’allégresse des couleurs, cette sonorité des rouges, des jaunes des verts, des bleus et des blancs, cette musique peinte avec une telle ardeur d’amour sensuel. Le lieutenant Remigio n’est pas un héros. Elle le désire, précisément, parce qu’il ne l’est pas :  Fort, beau, pervers, vil, il me plut. Hélas, il est aussi intéressé qu’infidèle. Après lui avoir sacrifié ses bijoux, elle  découvrira sa véritable nature et le condamnera à mort par dénonciation. Puis, loin d’en éprouver le moindre remords,  elle se tournera vers d’autres conquêtes.

Le patriotisme des personnages est du même niveau que leur sens moral. Livia se souvient qu’à seize ans elle avait déjà découragé un amoureux qui s’était porté volontaire avant de mourir  lors d’une des batailles de 1859… elle ne sait plus laquelle…  Remigio, paie des médecins pour être déserteur. Enfin, le comte collabore ouvertement avec les Autrichiens et se verra d’ailleurs boudé par ses pairs.

L’intérêt du récit, on l’aura compris, n’est donc pas d’apporter sa pierre à l’édifice national. Ce qui fait l’originalité du livre, c’est l’insolence du ton,  très particulier, fait d’un mélange unique de passion violente et d’égocentrisme glacé. C’est aussi un style, très dense, où chaque mot est pesé. C’est enfin, la création d’un personnage féminin qui n’a pas d’équivalent dans la littérature italienne.

De ce brûlot, qui lui fut recommandé par Giorgio Bassani, Visconti devait faire, en 1954,  un chef d’œuvre baroque.

A première vue, il peut sembler que le film s’est considérablement éloigné  du récit. Mais en réalité,  le thème de la déchéance et de la décrépitude, cher au baroque, est déjà présent dans le texte de Boito. Historiquement, c’est le moment où l’aristocratie italienne se voit chassée du pouvoir par la grande bourgeoisie. C’est donc la fin d’une classe sociale, le moment où un univers bascule. Le décor choisi, Venise, est  pour le cinéaste de  Mort à Venise le lieu parfait de la décomposition et de la pourriture . Les personnages principaux que leur passion conduit à la déchéance  (et à la mort ) sont des héros baroques. Le choix même du récit en flashback fait de Livia une héroïne tournée vers le passé, dans l’angoisse du temps destructeur, démarche propre à ce type de création.

Il n’en demeure pas moins que Visconti s’autorise des transformations considérables. La plus évidente concerne le contexte historique. L’ajout du personnage de Roberto, cousin de Livia et héros du Risorgimento change la portée de l’œuvre. Véritable antithèse de l’amant de Livia, il participe à la manifestation dans La Fenice où des tracts verts, blancs rouges sont jetés dans la salle. Il est exilé puis se fait l’artisan de la révolte avant de participer à la bataille finale qui occupe une importante partie du film. C’est lui qui confiera une cassette pleine d’or à sa cousine pour qu’elle serve leur cause.  La trahison de celle-ci n’en sera que plus grave.

Les personnages principaux, eux-mêmes, sont transformés. Livia n’est plus cette héroïne cynique de vingt ans mais une femme mûre, victime de la passion qui la détruit. Porteuse de mort, elle semble elle-même au bord de la folie dans les dernières séquences du film. D’une héroïne libertine, Visconti a fait un personnage de tragédie, sorte de double féminin du héros de Mort à Venise, Aschenbach. Quant à  Remigio qui devient dans le film, Franz Mahler,  il prend une tout autre dimension. En proie au doute, au remords, il cesse d’être ce vigliacco insignifiant pour devenir lui aussi un héros baroque qui s’interroge sur son identité, face au morceau de miroir ramassé, et  s’enivre pour oublier la solitude et la déchéance dans des fêtes inutiles. C’est sa mort qui clôt le film et non l’humour acide de Livia, comme dans le récit.

Les décors méritent une attention particulière parce qu’ils jouent dans le film un rôle essentiel.  Dès que la passion vénéneuse s’enclenche, nous voyons apparaître une Venise de plus en plus sombre, vétuste et délabrée. Le visage de la ville qui apparaît alors est celui des eaux mortes et du pourrissement alors que les premières images du film nous montraient la ville rouge dont parlait Livia : les fastes de la Fenice, ses rideaux de velours rouge, ses loges et ses escaliers servent en effet de cadre aux premières séquences.

Mais le génie du metteur en scène est de se servir de ce décor pour nous conduire, bien au-delà de l’anecdote ou de la simple description, vers une réflexion plus profonde. C’est un opéra de Verdi qui ouvre le film et le générique se déroule sur le duo final du  Trouvère. Dès les premières images nous savons que nous sommes face à une scène puisque l’encadrement du rideau nous le prouve. Les travellings et les panoramiques qui suivent vont nous faire voir  les machinistes, puis la salle. Nous assistons donc à un spectacle dans le spectacle. Une des scènes suivantes montrera clairement l’intention de Visconti. Lorsque la comtesse Serpieri  (Livia ) dialogue dans sa loge avec le Lieutenant Mahler (Remigio ), la camera nous les révèle dans le miroir placé derrière eux et nous fait voir dans le même plan la cantatrice dans le prolongement. Dans le même temps Livia échange avec le lieutenant des propos sur les rapports entre l’opéra et la vie. On l’aura compris : tout le film joue sur le rapport entre le réel et les apparences,  entre le théâtre et la vie.

Lorsque les masques tomberont, et que la vérité sera révélée, le héros mourra. L’image finale nous montre une place qui se vide peu à peu, après l’exécution, ne laissant plus qu’un décor que les acteurs ont déserté. La représentation est terminée.

ELIANE SERDAN

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