EXPOSITION AU MUSÉE GOYA   24 juin 2014

EXPOSITION AU MUSÉE GOYA

DU 27 JUIN AU 26 OCTOBRE 2014

DALI, L’AUTRE VISAGE : L’ILLUSTRATEUR

Salvador Dali crée l’événement culturel et artistique estival à Castres, avec une exposition au musée Goya consacrée à une facette moins connue du « monstre et génie du XXe siècle » : Dali illustrateur.
Il est indéniable que cette exposition exceptionnelle va attirer des milliers de visiteurs donnant ainsi au musée Goya le quitus de musée hispanique le plus important de France, après le Louvre. Dali c’est la consécration pour le musée, pour son conservateur en chef, Jean-Louis Augé, pour la ville. On ne déplace pas une « icône », sans susciter l’engouement.
Salvador Dali demeure, effectivement, l’artiste incontournable du XXe siècle, ce qu’il prophétisait lui-même dès l’âge de seize ans, lorsqu’il confiait à son carnet : « Je serai un génie et le monde m’admirera ».
Tout le monde sans doute ne l’admire pas, mais il est certain qu’il ne laisse personne indifférent, car il intrigue, inquiète, choque, exaspère et fascine. C’est le génie même, créateur d’univers.
Très tôt, il a suscité l’attention d’artistes, écrivains, poètes, cinéastes déjà connus et qui deviendront célébrissimes.

André Breton – Federico Garcia Lorca – Luis Buñuel

Le premier a avoir senti et deviné le talent de Dali, ce fut André Breton, le créateur du mouvement surréaliste. Dali en deviendra la figure emblématique. Lorsque se produisent les premières scissions et exclusions, Dali reste fidèle à Breton. Pourtant l’artiste commence à contester le pur automatisme défendu par le « pape du surréalisme ». Salvador Dali avance une nouvelle conception pour appréhender le réel et qu’il appelle expérience paranoïaque. Voici ce qu’écrit Jean-Louis Gaillemin dans Dali : Le Grand Paranoïaque : « … pour Dali l’automatisme n’est plus écoute d’une dictée de l’inconscient, mais une transformation immédiate du donné visé. Ce qui est en jeu, c’est la conversion automatique du réel, la révélation de son incohérence sous le regard arbitraire du moi. Ce que Dali appellera en 1930, l’expérience paranoïaque ».
Au même moment, il est présenté à Miro, Picasso (très peu chaleureux), Arp, Ernst, Magritte. Mais il est surtout reconnu comme artiste déjà prometteur par le poète Federico Garcia Lorca et par le cinéaste Luis Buñuel. Les deux hommes sont jaloux l’un de l’autre au sujet de l’influence que chacun croit avoir sur Dali.
Garcia Lorca a de l’estime et de l’amour pour l’artiste. Il lui écrit une Ode, dans laquelle on lit : « Ô Salvador Dali à la voix olivée. Je ne vante pas ton imparfait pinceau adolescent… Je chante ton angoisse ô limité, limité éternel »
Dali répond par un cycle de Saint Sébastien, qui était considéré par l’un et l’autre, comme le patron de l’objectivité picturale. C’est d’abord un dessin : « Saint Sébastien à tête de sole », la sole étant un des surnoms affectueusement donné à Lorca par Dali. Il y a « Composition aux trois figures », un grand format de 200X200, où un Saint Sébastien nu est entre deux figures de la sensualité et de la science. Et puis signe d’un amour impossible, au centre les deux têtes entremêlées de l’artiste et du poète et deux cravates poissons entremêlées.
Lorca ne reçut pas en retour l’amour qu’il espérait, mais il provoqua chez Dali une plongée dans son moi profond pour en faire émerger ses obsessions, ses angoisses et ses peurs par rapport au sexe. Il ne voulait pas du sexe avec Lorca, mais en même temps il n’allait pas vers le sexe de la femme. Nous verrons que c’est Gala qui va, sinon le réconcilier avec sa sexualité, du moins l’aider à se voir, à analyser sa propre paranoïa.
Pour l’instant, il y a Luis Buñuel qui accapare Dali. Buñuel est l’antithèse de Lorca. Il est surnommé Tarquin le Superbe pour ses prouesses sportives et surtout érotiques avec les prostituées madrilènes.
Buñuel après avoir exclu Garcia Lorca du monde de Dali, déclare : « Dali, ça oui, c’est un homme (car Buñuel méprisait l’homosexualité du poète), et il a beaucoup de talent ».
Ils travaillent ensemble pour la réalisation du premier film de Buñuel, « Le chien Andalou ». Pour ce faire, ils créent des images oniriques dans le droit fil du surréalisme. Le soir de la première, le 6 juin 1929, il y a dans la salle Picasso, Le Corbusier, Cocteau, Fernand Léger, Tristan Tzara et le groupe entier surréaliste, et contre toute attente, la salle fait une ovation au film. Cette expérience cinématographique rend Dali célèbre et en même temps ravive le regard du peintre sur la réalité.
C’est en signant avec Buñuel un second film, « l’Âge d’or » que se confirme la subversion de l’automatisme bretonien en expérience paranoïaque. Le film témoigne d’une surenchère dans la provocation érotique et sacrilège, car c’est ainsi « qu’on peut contribuer au discrédit total de la réalité » dira Dali. Le film, évidemment, scandalise par ses provocations érotiques, sa scatologie, son sens du blasphème et son mépris affiché pour le monde politique.

C’était elle… Gala

Intervient alors Gala qui accompagne son mari, Paul Eluard, lors d’une visite au peintre à Cadaques. C’est la révélation : « c’était elle ! Je venais de la reconnaître à son dos nu. Son corps avait une complexion enfantine, ses omoplates et ses muscles lombaires cette tension athlétique un peu brusque des adolescents. En revanche, le creux du dos était extrêmement féminin… les fesses très fines que la taille de guêpe rendait encore plus désirables », écrit Dali.
Juvénile, androgyne et callipyge, elle rassure avec ses trente cinq ans, mère et amante. L’effet est immédiat : « en une nuit, Dali changea du tout au tout… il ne faisait que répéter ce que disait Gala, une transformation totale », raconte Buñuel. Gala va être l’initiatrice dans les jeux de l’amour, ce qui contribuera à l’épanouissement artistique de Dali.
Dali choyé par les surréalistes, cautionné par Jacques Lacan avec sa thèse « la Psychose paranoïaque et ses rapports avec la personnalité », est également adulé maintenant par les gens du monde. Promotionné par le « Zodiaque », un groupe de douze mécènes, dont Charles de Noailles, Julien Green et Milio Terry, puis par le collectionneur anglais Edward James, Dali leur communique son goût pour les objets provocants et l’architecture « art nouveau » et se laisse prendre au jeu des fêtes, de la mode et des décors. C’est le Dali universellement connu.
Mais il y a l’autre Dali, celui qui a un rapport intense à la culture et au livre. Il était d’une culture accomplie, savante comme le furent les grands maîtres de la Renaissance : Raphaël, Michel-Ange, Leonard de Vinci. Il possédait une bibliothèque très importante : plus de 4000 titres qui se répartissaient dans tous les domaines du savoir. Michèle Broutta qui a bien connu Dali en tant qu’éditrice d’art, dit que Dali était un homme de savoir universel, une sorte de Pic de la Mirandole du XXe siècle.
Naturellement la fréquentation des livres et en particulier les chefs-d’œuvre de la littérature, de la mythologie et des religions ont suscité chez Dali, le désir frénétique de les illustrer. Et c’est ce domaine particulier de l’illustration que l’exposition du musée Goya va mettre en évidence.

Pic de la Mirandole du XXe siècle et illustrateur

Il faut noter tout d’abord que Dali étudia les techniques graphiques et suivit les cours à l’École Nationale de Graphisme de Barcelone. Ses gravures à la pointe sur cuivre furent très appréciées par un groupe de collectionneurs. Ces travaux furent imprimés à tirage limité numérotés et signés par le maître lui-même.
La première grande œuvre illustrée par Dali c’est le Chant de Maldoror de Lautréamont réédité par Skira en 1934. Dali travaille à cette commande avec un soin particulier, car il devait réussir aussi bien sinon mieux que ses deux prédécesseurs chez Skira : Picasso qui avait illustré Métamorphoses d’Ovide, et Matisse les Poésies de Mallarmé.
Dali parvint à une complicité et à une interpénétration totale avec l’œuvre de l’auteur. Ses images répondaient à la violence et à la beauté terrifiante et répétitive du texte tout en apparaissant comme un présage de la guerre civile espagnole et des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. Le tout de facture surréaliste.
En 1951, il exécute deux gravures pour illustrer son propre livre, « Manifeste Mystique », dans lequel il déclare qu’il était l’inventeur de la nouvelle mystique paranoïaque critique.
En 1956, l’éditeur Jean Foret commande à Dali des lithographies pour illustrer Don Quichotte. Il réalisa les illustrations en utilisant la technique du « boulétisme » : il tire à bout portant des balles de couleur sur la pierre lithographique et n’hésite pas à tremper des escargots et des oursins dans la couleur pour qu’ils laissent ensuite des traces sur la pierre. Cela le rapproche de la peinture gestuelle de l’expressionnisme abstrait américain, lui-même dérivant de l’automatisme surréaliste.
L’illustration de la Divine Comédie fit l’objet d’une commande du gouvernement italien en 1949. Cette commande fut annulée à cause de certaines planches taxées de pornographiques.
Mais des années plus tard ces illustrations en couleur à la gouache, à l’aquarelle, à l’encre et au crayon sur papier, furent exposées au musée Galliera à Paris, assorties d’un luxueux catalogue. Cela donna naissance, par la suite, à l’un des livres d’artistes le plus remarquable. Ce fut un éblouissement. Dali connaissait parfaitement la Divine Comédie, puisqu’on a retrouvé dans sa bibliothèque un livre couvert de taches de peinture et d’une multitude de notes griffonnées dans les marges. Ainsi Dali ne s’est pas contenté d’une interprétation classique du texte, mais il a établi un véritable dialogue avec Dante, au moyen de son propre imaginaire.
En 1961, est présenté au public, au musée d’Art moderne de la ville de Paris, l’exemplaire unique du livre de l’Apocalypse illustré par les plus grands artistes de l’époque, parmi lesquels Salvador Dali qui répond avec brio à la sollicitation de l’éditeur Joseph Foret. Il réalise trois estampes et surtout la couverture où il exécute une porte de bronze incrustée, pesant 150 kilos et qui représente « le jaillissement apocalyptique ».
Durant les années 60 et 70, Dali continue d’illustrer de grandes œuvres par des gravures à la pointe sèche, directement à main levée sur la plaque de métal. Pour mettre ces estampes en valeur, les imprimeurs ont fréquemment recours à des techniques manuelles, comme par exemple l’impression « à la poupée », qui consiste d’encrer le cuivre de plusieurs couleurs à la fois ou celle du « pochoir » à la peinture à l’eau.
C’est avec ces techniques que sont réalisées les gravures illustrant Tristan et Iseult en 1970, et le Décaméron en 1972, avec, reconnaissable, la touche typiquement dalienne : reproduction à l’identique de l’amour courtois à l’époque médiévale pour Tristan, d’une part, interprétation irrévérencieuse et cocasse des récits scabreux de Boccace d’autre part.

Pour Goya

C’est avec le même esprit mordant et irrévérencieux que Dali revisite « les Caprices » de Goya.
Les gravures originales de Goya sont une charge féroce contre la société et la religion de l’époque, c’est-à-dire la fin du XVIIIe siècle en Espagne. Mais parfois Goya a modifié la version définitive pour échapper à la censure. C’est ainsi que dans « Caricature joyeuse », le nez-pénis du religieux qui figure sur le dessin préparatoire a disparu du tirage final. Dali, lui, met précisément l’accent sur les aspects sexuels et scatologiques du travail de Goya. Les estampes finales qui résultent de ce travail opèrent une fusion entre passé et présent, raillant avec force la société d’hier et d’aujourd’hui.
Ainsi Dali dans le domaine de l’illustration s’est confronté à l’univers de l’autre sans tabou. Et Juliette Murphy ajoute : « Mais sa capacité à dresser le portrait de sa propre époque dans toute sa complexité souligne, une fois encore, l’érudition, l’engagement et la subversion de cet immense artiste ».

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François Cipollone