Rosa   11 octobre 2014

J’étais en Argentine, à Tucuman, où je rendais visite à ma tante lorsque l’on m’apprit que Rosa venait de décéder. Ma tante en guise de consolation me dit, dans un sabir mêlant italien espagnol et vieux gallese : « c’est bien ainsi car enfin elle reposera dans la lumière et oubliera définitivement la France ».

– Tu sais il y a déjà des années qu’elle avait tout oublié et son identité et la nôtre et celle du pays dans lequel elle vivait depuis plus de soixante ans.

– En fait Rosa a cessé de vivre réellement le jour où elle a posé le pied sur le sol étranger. Dans une de ses premières lettres, elle racontait que Domenico l’avait conduite dans une lande déserte où elle vivait apeurée, perdue et comme ignorée du créateur lui-même. Elle n’entendait même pas les oiseaux chanter. Il y avait Elise, mais Rosa disait qu’elle avait du mal à avoir de véritables conversations avec elle. C’étaient, disait-elle, deux « matte », deux créatures muettes, égarées dans un monde qu’elles trouvaient étrange, voire hostile. Elles vivaient côte à côte en silence, guettant le moment où les enfants revenaient de l’école et les maris du travail.

Dans une de mes lettres, je proposais à Domenico de venir en Argentine avec toute la famille. Mon jeune frère qui avait créé une petite entreprise de maçonnerie lui faisait la chiamata et nous tous nous nous chargions de trouver une maison pour vous loger dans de bonnes conditions. Rosa se serait plu ici. Elle aurait parlé avec moi et mon mari, avec mon frère et Annuccia, ma belle-sœur. Par ailleurs, il y avait bien d’autres Italiens puisqu’il existait l’association italienne de Tucuman qui rassemblait plus de deux cents Italiens, tous du sud. L’association organisait des soirées italiennes avec repas, musique et chants traditionnels. L’association avait mis en place une mutuelle qui venait en aide aux accidentés du travail et s’était associée avec un avocat qui défendait pour peu d’argent les travailleurs contre les employeurs. Le dimanche à l’église on célébrait une messe en italien, à la première heure, avec possibilité de se confesser à un prêtre italien.

Domenico n’aurait eu aucun mal à trouver un travail : maçon, menuisier, charpentier, électricien et quantité d’autres. Quand nous sommes arrivés, tout était encore à faire, alors qu’en France il était lié à la terre comme « ne guarzone ».

– Il refusa de quitter la France pour venir en Argentine à cause du prix du voyage, sans doute ?

– Parchianieglie et Domenico, mon frère, étaient d’accord pour lui avancer l’argent, il aurait remboursé ensuite par mensualités et à sa convenance. Domenico n’a pas donné suite à la proposition. Les lettres se sont espacées et c’était Domenico qui écrivait, Rosa se contentait d’ajouter au bas de la page son prénom précédé des mêmes mots : « cara sorella ti abbraccio ». Puis aucune mention de Rosa, le silence, mais sans doute pas l’oubli, car j’étais pour elle à la fois sa petite sœur et sa fille adoptive, et j’ai pris d’elle la vivacité du port et le besoin de parler. Rosa était parleuse, elle ne jouissait de la vie qu’en parlant. Tatone n’avait d’oreilles que pour elle. À table, ses demi-sœurs bien plus âgées qu’elle, s’abstenaient de parler, car Tatone ne voulait entendre qu’elle. D’ailleurs cet attachement à sa fille était tel qu’il ne souhaitait pas qu’elle se mariât. Lorsque Domenico fit sa demande en mariage il refusa de la lui accorder prétextant qu’elle était trop jeune, qu’elle pouvait se donner le temps de la réflexion. Ce refus était motivé aussi par le fait qu’à son avis, c’était une mésalliance : notre famille à l’époque était plus riche que celle de Domenico. Ce fut Mamella, ta grand-mère, qui força la main à Tatone et à Rosa. Le mariage donna lieu à une grande fête. J’y étais, j’avais alors huit ans et je me souviens que tatone avait invité tous ceux qui « comptaient » dans ses relations sociales. Ce fut une belle journée, mais Rosa était triste et ce jour-là elle resta muette.

– Aimait-elle son mari ?

– À Gallo les mots ti amo ou ti quiero n’existent pas. Au mieux on peut entendre « te voglie bene », je te veux bien. En fait les jeunes filles ne savent pas ce qu’est le sentiment d’amour, elles éprouvent à peine de l’attirance pour un homme au physique agréable, séduisant et spaccone. Tu sais que le jeune qui ne savait pas porter le chapeau à la spaccone était moqué par toutes les filles de bonne famille. Et précisément Domenico, le mari de Rosa ne savait pas placer son chapeau, aussi n’était-il pas considéré comme séduisant. Par contre Rosa sur le chemin de la Casella qu’elle parcourait matin et soir en ma compagnie, fit la connaissance d’un véritable spaccone et en même temps beau, séduisant, souriant et fort. Elle aurait bien voulu de lui, mais le handicap c’était la mère du jeune homme qui veillait sur son fils comme un chien de garde et qui fit peur à Rosa.

Les garçons eux se comportaient comme des maquignons. La beauté certes les intéressait beaucoup, mais il fallait que la fille présente en premier lieu une morphologie de mère pondeuse et de porteuse d’eau. Pour choisir la future épouse, les garçons se donnaient rendez-vous à l’église à l’occasion des grandes fêtes religieuses, comme Pâques, Noël, l’Assomption ou lors de la fête de Saint Antoine. Dès que les cloches commençaient à sonner tous ceux qui étaient en quête d’une femme, accouraient vers l’église et au lieu d’aller s’asseoir dans la partie gauche réservée aux hommes, ils s’agglutinaient debout au fond et dès que les jeunes filles rentraient, ils étudiaient sa démarche qui ne devait être ni saccadée ni nonchalante, ils portaient le regard, ensuite, vers les hanches et évaluaient la capacité de la fille à porter un enfant et enfin ils regardaient si elle avait la tête haute prête à porter les barillets pour approvisionner la maison en eau. Mais en désespoir de cause on se contentait de ce qui se présentait. Une boiteuse par exemple était heureuse d’être demandée en mariage par un garçon, même si ce n’était pas un canon de beauté, avec ou sans chapeau, calme ou irascible. En désespoir de cause certaines allaient chercher un prétendant à Letine ou à Vallelunga. Mais il fallait alors payer le prix fort : être désignée du doigt par les gens du voisinage et quitter Gallo et ne plus y remettre les pieds.

À Gallo l’expression la plus utilisée aussi bien par les femmes que par les hommes c’était : « me vuoi », te voglie », tu me veux, je te veux. Les sentiments, si jamais ils existaient n’étaient jamais véritablement exprimés. Le mariage n’était pas une affaire sentimentale, mais une simple nécessité. Nécessité pour les parents de se débarrasser de leurs filles, afin d’alléger les charges de la famille. Nécessité pour les hommes de trouver une femme pour satisfaire des contingences naturelles et ensuite avoir des héritiers pour pérenniser le nom et la lignée.

– Rosa parlait régulièrement de l’avvocato qui la voulait.

– Tout Gallo parlait de cet avocat qui était prêt à se mettre à genoux pour convaincre Rosa de l’épouser. Tatone faisait semblant de ne rien savoir, mais toute la famille se doutait qu’il aurait donné un avis largement favorable. Mais il existait un tabou qu’hommes et femmes avaient intégré depuis des générations. Il n’était pas décent de s’affranchir de son milieu et de rallier un milieu social supérieur. Bien sûr à l’époque notre famille était aisée, nous avions beaucoup de terres, deux maisons dans le village et une Casella à l’extérieur. Mais nous n’étions pas moins de simples paysans. L’avocat n’était pas de milieu paysan, il faisait partie des signori. Rosa renonça d’elle-même à l’avocat. Mais par coquetterie féminine elle aimait à rappeler qu’elle avait fait l’objet d’une cour assidue et insistante d’un avocat issu d’une bonne famille

J’ai vécu la même mésaventure. Il y avait le fils de la Maestra, G……… qui était lui-même enseignant et qui me voulait alors que j’étais déjà prise par Parchianieglie, mais il avait appris que je ne le voulais plus et que nous nous étions même disputés violemment.

– Et c’est ainsi que tu lui avais renvoyé les cadeaux des fiançailles et je sais qu’à Gallo la fiancée recevait un beau couteau et des ciseaux, avec comme consigne impérieuse de les mettre en vue sur la poitrine, pour signifier aux autres que la fille était prise. Donc tu lui renvoies couteau et ciseaux, mais lui, furieux, se précipite chez toi en l’absence de tatone et te les lance par la figure. Instinctivement tu t’es protégée avec ta main droite.

– Oui, et les ciseaux s’y plantèrent, j’en porte encore la trace, tu vois. Je te finis l’histoire entre moi et G…………. Quand je remontais la rue de re Trone pour aller à la Casella, je le trouvais assis sur le muret surplombant la rue. Il me saluait, me murmurait quelques mots aimables qui me faisaient rougir. Quand il ne me voyait pas de quelques jours, il s’ingéniait pour descendre la rue et passer négligemment devant notre maison. Et si par hasard mon frère Antoine était dans les parages, G………… détournait la tête et accélérait le pas. Antonio était un grand ami de Parchianieglie et donc il n’admettait pas que je puisse envisager de vouloir quelqu’un d’autre.

– Rosa qu’en pensait-elle ?

Rosa contestait la position outrancière d’Antonio, mais pas celle de Tatone qui m’aimait beaucoup en tant que petite dernière, mais qui ne pouvait pas envisager qu’on transgresse les us et coutumes. Mais comme il vieillissait, il était hésitant, aussi Parchianieglie ne manquait pas de lui offrir régulièrement des cigares et du tabac pour chiquer. Mamella aussi était gratifiée de kilos de café et de bouteilles de fernet. Si bien que Rosa en dépit de tous re cornute qu’elle envoya à la figure de Parchianieglie n’eut pas gain de cause.

-Ce Parchianieglie était très malin, disais-je. Je dois t’avouer qu’à l’occasion de la fête de Saint Antoine il me mit dans la main un billet de mille lires en me disant d’aller m’acheter du touron et de surveiller attentivement qui tu regardais.

– Au fond d’elle-même Rosa approuvait l’attrait que j’avais pour G…………, mais comme elle était très fidèle à la tradition que lui avait inculquée tatone, elle ne menait pas un véritable combat en ma faveur. Je le regrette encore, car elle aurait été capable de me tirer des griffes de mon futur mari. Elle avait hérité de Mamella la passion de la contestation et de la critique vis-à-vis des signori, de l’église et des puissants. Par exemple, quand di Lullo arrivait, elle ne se gênait pas pour le traiter de parasite et de sangsue, d’exploiteur de son mari. Mais elle savait jusqu’où ne pas aller trop loin, car elle avait besoin de lui pour les crédits ou le change des dollars ou des francs. Elle critiquait à la face de tout Gallo que Parchianieglie était coureur de jupons et antipathique, mais en même temps elle faisait bonne figure lorsqu’elle rencontrait sa mère. Il faut dire aussi à la décharge de Parchianieglie qu’il avait quelques moyens financiers et un avenir assuré avec un père en Argentine.

– Tu n’as pas mal réussi. Je vois que tu as une maison dans un quartier agréable, des enfants qui travaillent et des petits enfants attentionnés. Tu t’es bien adaptée, tu parles l’espagnol mieux que moi qui l’ai étudié pendant cinq ans au lycée et deux ans à l’Université.

– Je ne te raconte pas tout ce que j’ai passé avec mon mari. Il vaut mieux oublier ses infidélités et son obstination à m’imposer une de ses maîtresses à la maison. Pour le reste, oui j’ai réussi et je me suis adaptée à ce nouveau pays. Je pense que l’acquisition de la langue y est pour beaucoup. Nous étions plusieurs femmes à suivre des cours intensifs d’espagnol et comme j’étais très jeune, j’ai bien assimilé. Tu me dis que Rosa n’a pas voulu apprendre le français, mais ce n’est pas comparable. Il y a des ressemblances entre l’italien et l’espagnol, alors que le français est extrêmement difficile, c’est du moins ce que disaient les gens à qui je racontais que j’avais une sœur en France. Par ailleurs Rosa avait déjà la trentaine passée lorsqu’elle a émigré ce qui ne facilite pas l’acquisition et la mémorisation d’une langue étrangère, mais n’empêche que c’est le manque d’envie, le découragement et le sentiment d’être comme séquestrée et enfermée dans une campagne hostile.

-Elle exagérait énormément, car ce n’était pas plus perdu que la Casella.

– Mais précisément, Rosa n’aurait jamais passé une nuit à la Casella. C’était une femme de la ville, des relations sociales, de la parole et du dialogue. Toute jeune elle s’est rendue utile et indispensable dans les activités de la maison, si bien qu’elle n’a jamais travaillé dans les champs du moins jusqu’à son mariage.

Il lui arrivait de passer de longues après-midi assise à l’ombre de la fabbreca, devant le porche de la maison du maréchal ferrant et de ze Menecoucce. Il se constituait un cercle de grand-mères, de jeunes filles qui préparaient la dot, d’un joueur d’accordéon aveugle et de ze Menecoucce qui n’avait pas d’âge et qui avait connu, disait-on la guerre des brigands, celle de 14-18 et enfin les guerres mussoliniennes. Il avait un don de conteur. Ce qu’il disait n’était pas forcément vrai, mais par le style du récit cela paraissait vraisemblable. Cette vivacité d’esprit lui venait du vin, car c’est peu de dire qu’il buvait plus qu’il ne fallait. Son petit-fils le surveillait, et lui mesurait la quantité de vin qu’il pouvait boire à chaque repas en traçant un trait sur la bouteille. Le grand–père respectait rarement la consigne et le petit fils le savait, mais tous les jours se répétait la même scène. « Tu as encore trop bu, tu es en dessous du niveau que je t’avais indiqué, criait le petit-fils tout en étouffant un éclat de rire. Je t’assure que je n’ai pas dépassé le trait, c’est l’évaporation qui a fait baisser le niveau, répondait le grand-père avec beaucoup de conviction dans le ton ! »

Le vin, la chaleur, la présence des dévotes vieillies et de jeunes filles à marier incitaient ze Menecucce à raconter des histoires grivoises après avoir jeté un regard périphérique pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’enfants et que son petit fils qui était chantre et organiste à l’église de don Michele, n’était pas dans les parages. Cela faisait la joie de toute l’assistance, même des grand-mères, dévotes et non dévotes. Et Rosa non seulement appréciait, mais en plus elle y répondait avec pertinence. C’était une sorte de jeu entre elle et ze Menecucce. Tous les faits scabreux de Gallo étaient traités, mais de façon allusive. On passait en revue la sexualité de don Michele, les bâtards de l’archiprêtre, les beuveries de don Pasquale, l’esclamation de la grand-mère de C……. Vecchio, grenouille de bénitier notoire, veuve de guerre austère, qui au moment de recevoir l’extrême onction crie « cazze, cazze », et qu’on n’ose pas traduire tellement c’est grossier.

– Mais ils abordaient aussi, me semble-t-il, des histoires de puttane.

– Comment sais-tu ça ? Oui à plusieurs reprises on apprit que chez le « Sergente », tu sais cette sorte d’albergo qui se trouvait sur le Colle, logeaient durant quelques jours, de belles dames et demoiselles qui venaient de Venafre et qui recevaient tous  « re segnuri » tuberculeux du village. Cela tu le sais aussi que Gallo à cause de son air vif et pur accueillait tous les tuberculeux de la province de Caserta. Il y avait toujours une femme pour dire à ze Menecucce : « zi si on te mettait une de ces beautés dans ton lit tu serais bien content ? Il répondait en riant : « a vecchia de Die si j’avais vingt ans de moins… ! ». Tout d’un coup c’était le silence complet. D…….. di C. sortait de chez elle et descendait la rue pour aller sur la place, chercher de l’eau à la fontaine. En passant devant le cercle, elle disait toujours un mot de sympathie et on lui répondait avec autant de prévenance. Mais dès qu’elle avait le dos tourné, quelqu’un à voix basse émettait sous forme de lamentation, une phrase assassine sur le maréchal ferrant qui l’avait déshonorée. Et les mauvaises langues ajoutaient qu’elle avait disparu de Gallo durant quelques mois. Depuis, dès que la pauvre D………… traverse la place, il y a un concert au marteau et à l’enclume qui sort de l’atelier du maréchal ferrant accompagné de rires et d’expressions grossières.

Donc elle ne travaillait pas dans les champs ?

Lorsque Domenico était à l’extérieur pour son travail, elle était obligée de participer aux travaux des champs qui leur appartenaient en propre. Mais elle ne se rendait jamais dans certains lieux trop éloignés du village ou trop perdus dans les bois et qui leur venaient de la famille de Domenico. Elle n’allait pas à « CastelloVecchio» parce que le champ était enclavé au milieu d’un bois qui lui faisait peur.

– Pourtant il donnait bien et surtout il fournissait les meilleurs urgnole (grugnali) du pays, ainsi que des mûres grosses comme des billes.

– Elle n’a jamais mis les pieds à « ValleDentre » et elle avait sans doute raison : c’était au bout du monde et nul voisin à saluer et à regarder. Elle demandait à la famille de son mari de s’en occuper et en dernier recours à son frère.

C’est son frère d’ailleurs qui gérait les terres en l’absence de Domenico. Rosa, en échange faisait le pain pour toute la famille de tatone, lavait le linge et faisait le ménage, car Mamella prétendait qu’elle n’avait plus de forces.

Toute la famille et en particulier tatone considérait que le pain fait par Rosa était le plus savoureux de Gallo.

– Il est vrai qu’il interdisait à Mamella d’en prêter à qui que ce soit, car celui qu’on lui rendait ensuite était immangeable.

– C’est vrai car notre pain était exceptionnel et pour cause. Je me souviens du jour du pain dans ses moindres détails. Il donnait lieu à un cérémonial préalable insolite. Rosa se levait tôt et le plus discrètement possible elle se rendait chez nous et s’enfermait dans le local où se trouvaient le four et le pétrin.

Elle s’asseyait un moment pour reprendre la respiration, puis elle se levait et allait regarder par le trou de la serrure s’il n’y avait pas une ombre qui rodait devant le local. Si jamais elle décelait la moindre anomalie, elle remettait la panification à un autre jour, car le pain donnait lieu à des pratiques de sorcellerie : le mauvais œil, en particulier. Dans ce cas le pain ne levait pas et il moisissait au bout de deux jours. Et dans le quartier, Rosa savait qu’une voisine dont je tais le nom et surnom, jetait le mauvais œil. Il fallait lui cacher le jour du pain. Rosa pour ce faire ne donnait jamais à l’avance le jour de la semaine qu’elle consacrait à ce travail.

Si tout était favorable, Rosa pétrissait la pâte avec élégance et volupté, préparait le four à la température voulue. Elle en retirait ensuite de belles miches moelleuses et odorantes. Tout le quartier en était embaumé et la lanceuse de mauvais œil en était réduite à grimacer durant toute la journée parce qu’elle avait été bernée.

– Le moment sublime pour nous c’était lorsque Rosa sortait du four la pizza fumante avec de la tomate de piedemonte et des anchois. Nous n’aimions pas les anchois, si bien qu’au début nous les enlevions, mais Rosa s’en étant aperçu et considérant que c’était du gâchis se mit à faire une deuxième pizza, sans anchois, pour les enfants.

– Rosa était, par ailleurs, bonne cuisinière, c’est elle qui préparait tous les ans le repas collectif à l’occasion du dépiquage qui se déroulait sur l’aire de la Fentana, où étaient entassées les gerbes de blé de la famille de Tatone ainsi que celles du voisinage. Rosa rougissait d’aise lorsque les machinistes la félicitaient. Tatone disait que ce que cuisinait Rosa les anges auraient pu le déposer au pied du trône de Dieu, le parfum aurait embaumé le paradis tout entier.

Toutes ces préparations ainsi que le pain étaient réalisés chez Tatone en présence de Mamella, ce qui donnait lieu à des scènes tumultueuses dont tout le quartier bénéficiait. Mamella avait le don d’exaspérer au plus haut point Rosa qui ayant le même caractère que sa mère et manquant d’un minimum de patience, la rabrouait sans ménagements. Il y avait même des « affancule » qui fusaient de part et d’autre. Il est vrai que Mamella devenait de plus en plus capricieuse, car elle ne faisait rien, ne sachant pas faire grand-chose, sinon parler et se lamenter du mal de tête, mais se permettait de tout critiquer : la cuisson, la teneur en sel et d’autres manques qu’elle s’ingéniait à trouver. Quand le pugilat verbal atteignait le degré maximum, Mamella décrétait que sa fille l’avait épuisée et qu’il fallait qu’elle aille s’allonger et demandait qu’on aille lui acheter un verre de fernet pour calmer la douleur. Evidemment la confrontation reprenait, la fille accusant sa mère d’être comédienne, ajoutant que si De Lullo arrivait avec quelque bouteille elle lui ferait bonne figure et lui tiendrait la conversation jusqu’à l’arrivée de tatone. Si par malheur Mamella renchérissait sa fille portait le débat sur son mariage, disant que si un jour elle se retrouvait en France ce sera à cause d’elle. Elle n’aurait pas dû se marier avec Domenico. Elle aurait dû rester bizioca, vielle fille, et plus âgée lorsque plus personne ne l’aurait regardée, il y aurait eu toujours la possibilité de se tourner ver l’avvocato.

– Et je suis sûr que Mamella concluait : « affancule tu i l’avvucate et d’ajouter sans doute,  Deminecu est si bon que tu ne le mérites pas. Il t’a fait des enfants gracieux, il te considère comme na vergienelle et maintenant il paraît qu’il te prépare une belle maison en France. Tu crois que je mène une vie de reine toujours entre ces quatre murs à voir vieillir ton père dans ce village d’analphabètes. Si mon premier mari n’était pas mort si jeune, il m’aurait fait aller, avec lui, à New York. Ton père, lui, au lieu de m’envoyer l’argent pour me payer le voyage en America, me chargeait d’acheter des terres et des maisons dans ce village de misère.

– Tatone disait que l’Mérique n’est pas un pays pour y vivre en homme digne, mais seulement comme esclave du travail. On travaille le jour, la nuit, les jours de semaine et le dimanche. Il faut s’astreindre au travail et se taire. Les seuls qui parlent, commandent, ordonnent et prennent le plaisir de vivre ce sont les boss. Les autres, tous ces peuples de toutes nations, ne sont que des esclaves du travail. Et encore, Tatone disait que les Italiens, tout en étant exploités et méprisés, l’étaient moins que les noirs. Les Italiens étaient si nombreux qu’ils occupaient quartier aussi vaste que la moitié de Gallo. Tout y était vieux, délabré insalubre. C’était une promiscuité malsaine. Pour rentabiliser les immeubles, les propriétaires louaient les chambres seulement à des couples, qu’ils soient réels ou de circonstance. D’une nuit à l’autre, on changeait de partenaire. On se retrouvait aussi bien avec un napolitain, qu’un calabrais, voire avec un slave ou un turc. Il y avait une foule d’enfants débraillés pataugeant dans l’eau de ruissellement. Tout ce monde parlait fort, criait, s’interpellait, s’insultait et cela dégénérait rapidement en bagarre.

La police ne pénétrait jamais dans le quartier, elle laissait faire la mafia qui rackettait, mais qui maintenait l’ordre et trouvait du travail aux nouveaux arrivants. C’est la mafia aussi qui avait organisé une sorte de mutuelle pour les accidentés du travail. Tatone méprisait ces gens qui n’avaient pas le sens de l’honneur et de la dignité. Dès qu’il a eu acquis les biens qu’il désirait avec les dollars américains, il est rentré définitivement sans regrets et sans se retourner.

– L’oncle Antonio lui a reproché jusqu’à la fin de ses jours de n’avoir pas obtenu la citoyenneté américaine qui aurait permis par les temps difficiles de l’après-guerre d’émigrer vers l’Amérique.

– Rosa qui avait parlé de cela avec Tatone disait qu’il l’avait voulu ainsi pour éviter, précisément, que ses enfants y émigrent, car c’était pour lui, une forme de déchéance.

De ce fait Rosa avait épousé entièrement le point de vue de son père. Il faut éviter autant que possible de devenir l’esclave des étrangers, disait-elle. Et c’est ce qu’elle reprochait à Domenico. Elle croyait que Gallo était suffisamment grand, riche en terres et forêts qu’il suffisait de s’adonner au travail pour y vivre avec les siens et y être enterré auprès des ancêtres.

François Cipollone